Southwind_E01 – 06. 12. 2020

Lorsque Cowboy Jim est monté à bord, il semblait être une tout autre personne que celui que nous avions rencontré la veille. Il restait cependant tout aussi attachant.

Avant de reprendre notre route toujours plus au sud, nous avons décidé de ne plus tenter le diable et reproduire les difficultés de la veille. Le constat était flagrant, la puissance de la vapeur ne serait plus suffisante lorsque le courant et les conditions allaient inextricablement se corser. De plus, les moteurs électriques n'étaient plus d'aucune aide tant le système que nous avions imaginé pour recharger les batteries était caduc. C’était un pari que nous avions pris et que nous avions perdu. Nous nous sommes donc rendu dans le seul magasin susceptible de vendre un moteur thermique que nous allions installer afin de sécuriser nos navigations. À ce moment-là, nous n'imaginions pas encore à quel point cette modification allait être nécessaire.

Nous nous sommes rendu au Spark Sport à Prairie-du-Chien, un magasin dédié à la chasse, la pêche, mais aussi aux alcools forts à en croire l'immense collection de bouteilles de bourbons, whiskies et autres spiritueux siégeant étrangement dans le même rayon que les fusils. Là-bas, le responsable nous accueille et nous propose le seul moteur en dessous des 100 chevaux dont il dispose, ici les plaisanciers n'ont pas l'habitude d'équiper leur bateau avec moins de puissance. Nous prenons petit à petit conscience de la puissance du fleuve.

Le petit moteur Yamaha de 6 cv ne dispose pas de bras long et nous allons devoir faire preuve d'inventivité pour l'adapter à la coque du bateau sans endommager le dispositif à vapeur. Nous avons déjà pris du retard donc il ne faut pas traîner. Passage par le distributeur de billets pour regrouper la somme nécessaire, c'est officiel nous n'avons plus grand-chose pour la suite, mais nous sommes propriétaires d'un moteur neuf. La similitude avec Freddy notre moteur sur notre précédent bateau est flagrante, espérons que celui-ci, qui ne sera jamais baptisé, fonctionnera mieux.

Sur le chemin du retour, nous nous arrêtons dans une station-service qui vend du bois de chauffage, je l'avais repérée des mois plus tôt alors que je descendais inlassablement le fleuve sur Googlemap pour essayer de jalonner au maximum nos points de chute, identifier les abris possibles, organiser les navigations en fonction des écluses, des ponts, des ports, des marinas, des routes, des bars ou des stations-service.

Pendant des années chaque soir avant d'aller travailler dans mon petit restaurant, je passais une heure ou deux à scroller méthodiquement cette route. Chaque soir, j'imaginais notre future navigation, j'apprenais par cœur chacune des étapes de notre voyage, les arrêts, ce que nous devions faire. Plus tard pendant la réalisation du projet nous allions nous arrêter dans ces endroits, comme cette station-service que j'avais déjà l'impression de connaître par cœur et c'était troublant.

Ce que je n'avais jamais pu anticiper, ce sont les rencontres que nous allions faire.

De retour à McGregor, il est déjà trop tard pour repartir, nous préférons travailler sur l'installation du nouveau moteur et ne reprendre la navigation que le lendemain matin. L'équipe de tournage, elle doit se remettre route pour honorer les réservations Airbnb que nous avions effectuées. Compte tenu de ce décalage, nous n'allions les retrouver que deux jours plus tard si nous arrivons à rattraper notre retard. C'est à ce moment qu'une organisation à plusieurs niveaux s'est imposée. C’était épuisant de devoir gérer le tournage à distance et la navigation. Il fallait avoir un œil sur la jauge de la machine à vapeur, un œil sur le fleuve et ses dangers, un œil sur la carte, un œil sur le téléphone pour discuter avec le chef opérateur et son assistant. Il fallait aussi profiter de ce que nous vivions, s’imprégner en vue de la future retranscription du projet. Être à plusieurs endroits à la fois. De véritables sollicitations qui allaient me consommer lentement.

Les paysages monotones laissaient parfois leur place à des endroits saisissants, le fleuve faisant quelques mètres de part et d'autre s'élargissait sans avertissements de plusieurs kilomètres nous donnant la sensation d'être comme en pleine mer avec le vent et les vagues. Je me surprenais à enfiler discrètement mon gilet de sauvetage, la perspective de rallier les rives à la nage en cas de naufrage ne me réjouissant pas vraiment.

À la nuit tombée, nous nous arrêtons en échouant le bateau à proximité d'un arbre déraciné qui nous servira à nous amarrer. Nous sommes sur une île à quelques kilomètres d'une petite ville que nous distinguons légèrement. Nous sautons sur la plage de sable boueux, récupérons les braises encore incandescentes dans la chaudière et faisons un feu pour nous éclairer et nous réchauffer. La journée a été longue, un repas sommaire rapidement avalé, nous nous couchons sans nous faire prier.

Au petit matin, mon front, mes mains et mes jambes sont recouverts de centaines de piqûres d'insectes, Mark a la cheville qui a triplé de volume, tellement elle a été dévorée.

La démangeaison est insupportable, le sang coule à force de se gratter, rien ne calme cette sensation, plus tard un médecin rencontré au hasard d'un café me dira que ce sont des buffalo gnats qui sont à l'origine de ces traces et que ce ne sont pas des piqûres mais des morsures. Aujourd'hui encore, je garde les cicatrices de cette nuit de festin.

Malgré tout, nous retournons sur la plage afin de regrouper et découper des branches mortes afin de refaire notre stock de bois. Il est humide et brûle moins bien que le bois de la station-service, donc nous alternons pour garder notre rythme et rejoindre Davenport avant la nuit. Avant cela, il nous faudra passer deux écluses, au détour de l'une d'elles nous faisons une halte amarrée au ponton flottant d'une mise à l'eau publique. Là, des pêcheurs mettent leur bateau à l'eau pour s'approcher au maximum de la bouche de l'écluse où se forme des remous gorgés de poissons. Certains curieux viennent à nous pour regarder le bateau, l'un d'entre eux est un homme abîmé, casquette vissée sur la tête et respirateur à la main. C'est son fils qui l'a débarqué là pour aller ensuite chercher le pick-up qui allait permettre de sortir leur bateau de l'eau.

À peine sur le ponton, le vieil homme enjambe la coque et rentre dans notre bateau attiré par le vieux moteur, instantanément, il commence à nous questionner sur son fonctionnement, ses phrases sont entrecoupées de respirations difficiles.