Southwind_E01 – 19. 01. 2021

C'est par une écluse quelconque que nous bifurquons sur la droite depuis le Mississippi vers l'Acha' comme on dit ici. Cette dernière est extrêmement bruyante, on croirait presque des sons de baleines ou je ne sais quel autre animal. Ce concert marque nos adieux au Fleuve. Même si nous le retrouverons pour quelques instants lorsqu'il s’agira de le traverser d'ouest en est depuis le bayou vers le canal Central à la Nouvelle-Orléans.

Dès les premières coudées, l’environnement change radicalement, il y a plus de vie et d’animaux sauvages. Le courant est presque nul et nous avons l'impression d'avancer encore moins vite qu'avant, habitués au fort courant qui nous poussait inexorablement vers le golfe du Mexique depuis plusieurs semaines.

Le Fleuve devient rivière, nous traversons des paysages incroyables, les swamps Cajuns dont on parle dans les livres, nous accédons à des endroits où il est impossible d'aller autrement que par le cours d'eau. Nous traversons des sortes de villages de banlieue dont les jardins des maisons arrivent jusqu'à l'eau. De-ci de-là, nous voyons des gens assis sous leurs porches, à boire un thé ou je ne sais quoi d'autre. Nous décidons donc de tenter notre chance en demandant l'hospitalité et l'autorisation de garer notre bateau pour la nuit, histoire de rencontrer des locaux. Mais non, malgré notre plus beau sourire aucun ne nous laisse nous arrêter, propriété privée nous disent-ils. « Descendez un peu plus bas vous tomberez sur un grand swamp où il existe une aire de repos pour les camionneurs, là-bas vous trouvez une douche, peut-être même qu'elle fonctionne ». Je lance un message sur un groupe de « river’s angels » qui propose aux kayakistes qui descendent le fleuve, le gîte et le couvert. Un certain « XXX » finit par répondre qu'il peut nous aider, il est à Butte La Rose non loin de l'aire de repos. Nous décidons d'aller jusque là-bas à ça rencontre.

C'est sous une pluie battante que nous arrivons à Butte La Rose, nous essayons premièrement de nous approcher d'une rampe de mise à l'eau où tour à tour des pêcheurs mettent ou retirent leur bateau à toute vitesse. Nous apercevons derrière la rampe une sorte de ponton à l’abri des regards et nous nous y amarrons. Pour revenir par la berge, il faut monter une échelle en acier dont les marches sont brisées, puis il faut sauter sur une sorte de passerelle tout aussi endommagée. La pluie est diluvienne, nous sommes trempés et je glisse à chacun de mes pas. Pourtant, j'arrive jusqu'en haut et je me dirige vers une cahute un peu plus loin qui vend de tout, du café, des appâts, du pain.

Mon téléphone ne capte pas de réseau et je n'arrive pas à joindre notre hôte pour le prévenir de notre arrivée. Je rentre et demande à la vendeuse si je peux utiliser un téléphone, elle me répond que non et qu'il n'y en a pas de public. Elle ajoute que si je ne veux rien lui acheter alors je dois attendre dehors, sous la pluie. Je retourne voir Mark pour lui expliquer la situation, puis retourne vers la vendeuse pour lui demander si je peux utiliser son portable, après plusieurs tentatives elle finit par accepter, elle tape le numéro que je lui donne, le numéro est enregistré dans son répertoire, il s'agit d'un de ses amis.

« XXX » finit par arriver, entre-temps la boutique a fermé, je suis toujours sous la pluie lorsqu'un gros pick-up gris s'avance vers moi. Il faut que je prévienne Mark alors je retourne sur la passerelle lorsqu'une voix menaçante me hurle de faire demi-tour, que c'est une propriété privée. Je tente de lui expliquer que mon bateau est en contrebas, que je ne peux pas téléphoner à mon ami, car mon téléphone ne marche pas, qu'importe, il ne veut rien entendre et garde un ton menaçant. Jusqu'à ce que mon hôte s'approche et lui explique la situation, ils se connaissent bien et le ton change. Il me propose même de déplacer mon bateau jusqu'à son ponton privé pour être certain que le bateau est à l’abri.

J'explique la situation à Mark, nous déplaçons le bateau en remontant un bras de rivière sur quelques mètres où un petit ponton de bois flotte à côté de la rive. Après avoir sécurisé le bateau nous remercions le propriétaire, quasi-sourd, il est occupé à dépecer le fruit de sa chasse : des dizaines écureuils. « Je vais en faire du pâté demain. » Je lui demande si je peux l'aider, il me dit que oui, il suffira que je tape à la fenêtre pour le prévenir.

Nous montons ensuite tous deux dans le véhicule de notre hôte. Nous découvrons ce village du bayou, deux églises, quelques mobil-homes. Nous arrivons enfin devant l'un d'eux, c'est ici qu'il vit. Il nous prévient qu'il arrive que sa femme fume de l'herbe, elle a une prescription pour ça.

Le pick-up garé, nous nous slalomons à travers les flaques jusqu'à la porte du mobil-home, à peine ouverte une puissante odeur d'urine de chat que même l'épais nuage de fumée de marijuana qui s'échappe également a du mal à masquer nous submerge. À l'intérieur une femme, un joint aux lèvres est derrière un ordinateur, à côté d'elle un canapé recouvert d'un plaid et de gros chats font face à un écran plat de télévision criant des jingles de publicités. Elle ne bougera pas de derrière son écran, nous prenons donc une douche rapidement pour ne pas la gêner, puis nous demandons à notre hôte s’il y a un bar dans le coin où nous pourrions manger un bout. Non pas vraiment, le seul bar est le Willow, mais c'est à 20 ou 30 minutes de voiture, il peut nous y déposer, mais pas nous chercher plus tard. Tant pis, nous tentons notre chance et choisissons d'y aller. Sur le chemin, il nous explique que sa femme ne va pas très bien, que dans quelques jours son neveu polytoxicomane va venir passer quelque temps chez eux, sur le canapé des chats, pour tenter de se remettre du suicide de sa mère survenu alors qu'il était lui-même en cure de désintoxication.

Nous arrivons devant un bar comme il en existe partout aux États-Unis, un parking, un porche, quelques marches, une porte avec la marque d'une bière en néon, la porte poussée vous tombez sur un billard, puis derrière un bar. La salle est presque vide à l’exception d'un homme seul au comptoir face à sa bière.

La serveuse a les cheveux blancs et ras, elle porte un débardeur blanc, ses yeux sont noirs, son visage rond. Qu'est-ce que je vous sers ?

– Une bière s'il vous plaît. Vous servez à manger ?

– Non. La seule chose que j'ai à manger ce sont les pickles que je fais moi-même et que je mets sur les Bloody Marys.

– Ok, alors deux Bloody Marys s'il vous plaît.

– En plus des bières ?

– Oui.

Elle s'appelle Tammy, elle boit un verre pour un verre servi, parfois davantage, la pluie a cessé, mais nous n'en savons rien. L'homme seul au comptoir finit par s'approcher et s’intéresser à notre cas, nos conversations tournent autour des alligators, de la chasse, de la pêche, du bayou. Il nous montre des photos de leurs prises, pour les alligators, Tammy nous dit qu'elle préfère leur rouler dessus avec son pick-up lorsqu’ils traversent la route, c'est plus facile de les tuer ainsi. Elle leur retire ensuite la queue pour en faire un rôti.

Je lui explique que notre bateau est garé à côté d'une maison où un homme s’apprête à faire du pâté d’écureuil, elle me dit que l'homme que nous avons rencontré est un trappeur et qu'il vit exclusivement de sa chasse. C'est selon elle de plus en plus rare, mais il en existe encore dans le bayou. De toute manière, si on est installé dans le bayou on est soit trappeur soit recherché par la police.

Les Bloody Marys s'enchaînent, puis les margaritas, chacun de ses cocktails sont prodigieusement délicieux. Mark découvre que le juke-box contient une collection impressionnante de disque de Tom Waits. Incroyable. Personne n'est pas au courant. Mark danse seul devant la machine alors que je discute avec Tammy qui ne cesse de danser et de chanter.

Nous sommes épuisés et nous décidons de partir à pied, mais nous sommes à plus de 10 kilomètres du bateau. Tammy nous propose de nous reconduire, elle laisse le bar ouvert, vide, sans même fermer la porte.

Sur le chemin, elle nous demande si nous allons à la prison d'Angola pour le rodéo annuel des condamnés à mort, selon elle ça vaut le détour, c'est un bon spectacle. Ni une ni deux, j’achète des billets.