Southwind_E01 – 28. 11. 2020

C'était le lendemain du Labor day, les vacanciers profitant des dernières chaleurs de l'été s'étaient retrouvés pour ce long week-end sur les rives encore « récréationnelles » de ce coin au sud de Minneapolis.

Quand nous avons mis notre bateau à l'eau, la plupart d'entre eux avaient déjà quitté cette petite station balnéaire à bord de leur RV disproportionnés. Les quelques personnes encore présentes ont assisté curieuses à ce baptême qui s'est déroulé sans spectacle. Southwind a touché l'eau du Mississippi tranquillement, sans surprise.

Rapidement déplacée depuis la rampe de mise à l'eau jusqu'au ponton flottant où nous avons été autorisés à nous amarrer, le bateau a commencé à jouer son rôle et attirer les gens.

Les premières questions concernaient sa mode de propulsion : c'est un bateau à vapeur ?

Ensuite son origine : c'est vous qui l'avez fabriqué ?

Enfin sur notre origine : vous venez d'où ?

Après avoir répondu oui, oui en partie et Europe, nous disions ensuite que nous souhaitions nous rendre à la Nouvelle-Orléans à son bord. Il n'en fallait pas davantage pour entamer une discussion sur n'importe quel sujet.

La combinaison de deux Européens désirants naviguer l'intégralité du fleuve sur un bateau à vapeur suffisait à éveiller le plus enfoui des fantasmes.

Rapidement, deux hommes nous proposent de récupérer le bois restant qu'ils avaient amené pour leurs flambées du week-end. Nous ne savions aucunement combien de bois la chaudière allait consommer, mais c'était déjà un bon point de départ.

L'équipe de tournage nous assistait et nous filmait. Je gardais toujours un œil sur le bateau, un œil sur eux. J’espérais que rapidement, nous trouvions une manière de fonctionner, je les motivais à être autonomes, à se réapproprier le projet, leur point de vue était le bienvenu.

Papier, petit bois, souche, chalumeau, ça y est, la chaudière chauffe. Nous n'avions qu'une vague idée de combien de temps ça allait prendre, nous n'avions utilisé le bateau qu'une seule fois, à peine une heure, sur Pleasant lake dans le Michigan, autant dire que notre expérience était nulle.

En attendant que la jauge de pression monte, je parcourrais les tuyaux comme un pilote de course automobile, je visualisais le parcours de l'eau depuis la rivière jusqu'à la roue. Chaque chicane, chaque accélération, chaque valve. Il me fallait une vision d'ensemble pour espérer maîtriser cette machine archaïque.

2 heures plus tard à 160 PPI la valve de sécurité se mit en marche. Nous ne pouvons plus accumuler de pression et nous devons partir. Sans artifices, sans public, sans encombre, sans fracas, nous y étions, mettant le cap vers le sud.

La roue tournait lentement, le bateau manœuvrait tranquillement, à certains instants, c'était comme si nous avions fait ça toute notre vie. Comment était-ce possible ?

Quelques heures plus tard, nous avons une idée un peu plus précise de ce à quoi allait ressembler notre quotidien pendant 50 jours. Nous naviguions à une allure insignifiante, 2 ou 3 nœuds parfois 4. La chaudière était effectivement gourmande, très gourmande, Kenneth nous avait prévenu. La machine était bruyante au point où nous n'arrivions pas à communiquer autrement qu'en criant, le cadre se posait lentement.

Les panneaux solaires que j'avais installés sur le toit fonctionnaient et nous avions l'électricité à bord. Ce niveau de confort nous rassurait, car les prochaines semaines s'annonçaient contraignantes, ce n'était pas la fatigue que nous craignions, mais le fait de ne pas pouvoir se parler de la journée. Mais grâce à nos ordinateurs nous pouvions au moins écrire et continuer notre travail de retranscription du projet.

L'arrivée à la première écluse nous a paru une éternité, nous avions perdu du temps embourbés sur des hauts-fonds au beau milieu du fleuve. Première leçon, nous devions rester dans le chenal malgré notre faible tirant d'eau qui nous laissait penser que nous pouvions couper le chemin et prendre par des raccourcis. Lorsque l'éclusier nous a tendu la corde pour nous amarrer, le soleil était déjà bas, la journée était passée en un clin d'œil. Nous n'avions aucune idée si nous allions atteindre notre objectif d'arriver jusqu'à McGregor.

Le ponton que j'avais identifié pour notre première escale finit par se dévoiler derrière un large pont métallique, Mark est à la manœuvre, mais le rate de quelques mètres, tentant de remonter le courant pour que nous arrivions avec plus d'aisance, comme on le fait en voilier.

La nuit est tombée rapidement en cette fin d'été, la brume s'installait, bientôt, nous n'avions plus aucune visibilité sur notre chemin. Seuls nos téléphones nous indiquaient où nous nous trouvions approximativement. Impossible de voir si un tronc d'arbre nous barrait la route ou si nous nous trouvions dans le chenal.

À ce moment, nous tentons de remonter le fleuve, mais il ne nous reste que peu de pression, car Kenneth nous disait qu'une navigation parfaite, c'était lorsque nous arrivons à bon port, chaudière vide et foyer froid.

Raté.

Je relance le feu que j'avais volontairement laissé mourir en soufflant sur les braises, la tête dans l’âtre, pendant 45 minutes. Mark de son côté met les moteurs électriques à fond, mais ils ne sont d'aucun secours, nous perdons peu à peu contre le courant qui nous éloigne de notre but et nous conduit vers le centre du fleuve où il est plus important. Tout à coup, nous baignons dans une lumière aveuglante, c'est un immense projecteur capable d’éclairer à des kilomètres venant du haut d'un bateau pousseur, devant lui une vingtaine de barges. Nous pensons que c'est pour nous rendre service, nous faisons signe au bateau qui nous semble encore loin, mais il nous est impossible de sortir du courant. Nous n'avons plus d'électricité pour les moteurs de secours ni de pression dans la machine à vapeur. Nous sommes non manoeuvrants sur un bateau à fond plat au milieu du Mississippi et un bateau de la taille d’une ville se dirige contre nous. Nous jetons l'ancre pour stopper notre position, la pression finit par nous permettre de nous écarter de la voie navigable et le bateau pousseur et son chargement nous évitent. Il est rapidement très loin de nous et seul son phare surpuissant scanne les rives et la surface à l'affût du moindre problème potentiel.

J'ai toujours la tête dans la chaudière à souffler sur les braises comme si le danger était encore sur nous lorsqu’une lumière beaucoup moins intense vient se poser sur nous. C'était notre équipe de tournage qui avait pris l'initiative de solliciter un pécheur rentrant au port afin de nous porter assistance. Depuis son bateau motorisé un grand roux nous lance une corde et nous tire jusqu'au port de McGregor.